Manipulation d’une pieuvre pour le marché d’un port en Grêce, 2020

Vous vous en souvenez peut-être, il y a quelques mois, Welfarm se joignait à l’Aquatic Animal Alliance (AAA) – coalition internationale regroupant plus de 120 organisations œuvrant à la protection des animaux aquatiques – pour demander au gouvernement des îles Canaries de ne pas autoriser le tout premier élevage commercial de pieuvres au monde. Celui-ci prévoit de produire 3 000 tonnes de pieuvres par an, soit 1 million d’individus abattus chaque année. Nous avions alors exprimé notre opposition lors de la consultation publique concernant l’octroiement d’une partie des autorisations environnementales nécessaires au projet. Welfarm avait également attiré l’attention de l’ambassade d’Espagne en France à ce sujet, comme l’ont fait d’autres organisations membres de l’AAA à travers le monde.

Une espèce dont l’élevage est décrié par des scientifiques au Royaume-Uni

Notre prise de position faisait notamment suite à un rapport commandité par le gouvernement Britannique à la London School of Economics à propos des crustacés et des céphalopodes (1). Ce rapport avait abouti à la reconnaissance juridique de la sentience de ces animaux au Royaume-Uni (2). Ses auteurs s’étaient aussi exprimés sur l’élevage des pieuvres en concluant : « Nous sommes convaincus qu’élever des pieuvres avec un haut niveau de bien-être animal est impossible. ». Faisant valoir que les diverses caractéristiques biologiques et comportementales des pieuvres les prédisposent au mal-être en élevage, ils avaient même explicitement encouragé le gouvernement Britannique à considérer une interdiction préventive de la production et de l’importation des pieuvres d’élevage sur son territoire.

Rappelons également, qu’en tant qu’espèce carnivore, l’élevage des pieuvres nécessite de les nourrir avec des poissons sauvages. L’aquaculture d’animaux carnivores est indirectement responsable de la pêche de centaines de milliards de poissons abattus sans étourdissement chaque année, posant à la fois des questions écologiques et d’éthique animale. En outre, cette pêche destinée à nourrir les poissons carnivores d’élevage des pays riches, entre souvent en compétition avec la pêche vivrière des pays pauvres.

La situation actuelle du projet aux îles Canaries

Malgré notre opposition, le projet aux Canaries a obtenu une partie des autorisations environnementales nécessaires, mais il reste encore des étapes. C’est dans ce contexte qu’Eurogroup for Animals et Compassion In World Farming (CIWF) ont publié jeudi 16 Mars, un nouveau rapport, dévoilant de nouvelles informations à propos du projet aux Canaries.

On y apprend notamment que les pieuvres y seront abattues par choc thermique en les immergeant dans un bac rempli d’un mélange d’eau et de glace. Peter Tse, professeur de neurologie à l’Université de Dartmouth dit à ce sujet qu’il s’agit d’« une mort lente… ce serait très cruel et ne devrait pas être autorisé ». Aucune méthode d’étourdissement véritablement efficace n’existe d’ailleurs pour les pieuvres à ce jour. Les animaux seront élevés à forte densité (10 à 15 individus par mètre cube) en système recirculé intégral (dit RAS (3)). Ces nouveaux systèmes aquacoles fonctionnent avec des bassins dont on recycle l’eau en permanence. L’eau « sale » est traitée par divers procédés de filtration puis réinjectée en quasi-totalité dans le bassin (une petite partie est tout de même rejetée dans l’environnement et remplacée par de l’eau neuve). Ces systèmes nécessitent des fortes densités pour être rentables en raison de leur coût élevé. Ils sont aussi connus pour être vulnérables aux évènements de mortalité de masse, en cas de dysfonctionnement des filtres. Comme souvent en élevage intensif, la durée des jours sera artificiellement prolongée via l’éclairage (parfois 24h/24h !) pour des raisons de productivité et de contrôle de la fertilité, ce qui est source de mal-être. Rappelons que les pieuvres sont connues pour craindre la lumière et rechercher des environnements sombres en milieu naturel. Elles détectent la lumière non seulement avec leurs yeux mais aussi via leur peau, et ne pourront donc pas s’en protéger. Enfin, les études d’impacts menées par l’entreprise à propos de ses rejets d’effluents semblent très insuffisantes : aucune estimation du volume d’excréments et de restes de nourriture à traiter n’a été inclue dans son dossier de demande d’autorisation.

Par ailleurs, l’entreprise Canadienne Cooke envisage de racheter Nueva Pescanova, le porteur du projet aux îles Canaries. Avec l’AAA, Welfarm l’a donc interpellé pour qu’elle prenne les bonnes décisions en abandonnant ce projet si elle devient le nouveau propriétaire de Nueva Pescanova.

Une controverse aux Etats-Unis…

L’élevage des pieuvres commence aussi à faire du bruit sur le continent Américain. Dans l’état de Hawaï aux Etats-Unis, les autorités ont ordonné la cessation des activités d’un élevage de pieuvres, après avoir été alertées par CIWF USA. Ce dernier (de taille bien plus modeste que le projet Espagnol) ne se présentait pas comme un élevage commercial, mais comme un site destiné à la recherche et au tourisme. Il réalisait cependant des ventes destinées à la consommation et procédait à des captures en milieu naturel (pour fournir son programme de reproduction encore peu avancé), et ce, sans disposer des autorisations nécessaires. Il travaillait au développement des techniques d’élevage d’une espèce locale, dans l’idée que ces connaissances puissent être utilisées pour développer une industrie aquacole.

Pieuvre dans le bassin de la ferme expérimentale de Hawaï, 2022

La controverse qui a résulté a interpellé jusque dans l’état de Washington. Une proposition d’interdiction préventive de l’élevage des pieuvres à l’échelle de l’état de Washington y a été soumise au vote des décideurs politiques. Aux côtés de l’AAA, Welfarm a alors soutenu cette proposition soumise à la consultation publique, et a écrit aux décideurs locaux pour les inciter à voter en faveur du texte. Cette proposition a été soutenue lors du premier vote, mais il ne s’agit que d’une première étape pour que l’interdiction soit adoptée. Le texte semble actuellement coincé entre les différentes chambres législatives sans être mis à l’ordre du jour. Cela a donné lieu à une nouvelle interpellation de l’AAA soutenue par Welfarm, afin que la proposition ne finisse pas aux oubliettes.

…et au Mexique

Le Mexique n’est pas en reste. A Sisal au Yucatan, une université locale (( Universidad Autonoma de Mexico) UNAM) y gère une ferme à pieuvre expérimentale. Ce site de recherche, destiné au développement des techniques d’élevage d’une espèce locale de pieuvre, vend déjà une partie de sa production pour la consommation. La ferme expérimentale fait état d’un taux de mortalité de 52%, dont 30% dû au cannibalisme. De tels chiffres étaient pourtant prévisibles. En raison de leur caractère solitaire et territorial, les pieuvres deviennent très agressives lorsqu’elles sont confinées en nombre important.

Le projet a même reçu une subvention de la part du programme des Nations Unies pour le développement. L’AAA, soutenue par Welfarm, a donc réagit en interpellant l’université pour lui demander de mettre fin à ce projet. De même, le programme des Nations Unies pour le développement a lui aussi été contacté pour lui demander de ne plus subventionner ce genre de projets. L’élevage des pieuvres peut être considéré comme incompatible avec les objectifs de l’ONU pour le développement durable, notamment ceux concernant la préservation des mers et océans.

Conclusion

Welfarm et l’AAA continueront leur action pour tuer dans l’œuf le développement de cette nouvelle industrie. Selon Welfarm, la priorité n’est absolument pas de développer des nouvelles filières d’élevage aquacole intensif reposant sur des espèces carnivores et particulièrement sujettes au mal-être en élevage. Il faut plutôt se concentrer sur l’amélioration du bien-être des animaux déjà élevés. D’autre part, des efforts doivent être menés pour réduire (et non augmenter !) la pêche destinée à nourrir les animaux aquatiques carnivores exploités dans les élevages aquacoles.


(1) Le mot céphalopode désigne une classe de mollusques qui regroupe notamment les pieuvres, les seiches et les calamars.

(2) La sentience désigne la capacité à avoir des états mentaux subjectifs positifs ou négatifs. C’est la capacité à ressentir le plaisir, la douleur et des émotions.

(3) L’acronyme RAS signifie Recirculating Aquaculture Systems.