Un projet espagnol de ferme d’élevage de poulpes, qui constituerait une première mondiale, suscite une levée de boucliers de la part des associations défendant la cause animale, dont Welfarm. L’élevage de pieuvres est totalement incompatible avec le bien-être animal ET il est un contre-sens écologique.
Welfarm se joint à l’action de l’Aquatic Animal Alliance (Alliance des animaux aquatiques, AAA), une coalition de plus de 110 ONG et scientifiques du monde entier, et exhorte le gouvernement des îles Canaries à ne pas autoriser l’installation d’une ferme à poulpes par la société Nueva Pescanova.
Le contexte : une demande mondiale en pieuvres1 en augmentation constante
Entre 2010 et 2019, la valeur du marché de la pieuvre est passée de 1,30 à 2,72 milliards de dollars (environ 1,2 à 2,4 milliards d’euros), selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). Si les captures ont grimpé de 9%, aboutissant à 380.000 tonnes par an, elles sont jugées insuffisantes face à la hausse de la demande mondiale et ont réveillé les inquiétudes quant à une éventuelle surpêche des pieuvres. L’Espagne fait partie des plus gros importateurs, aux côtés du Japon, de la Corée du Sud et de l’Italie.
Le projet d’élevage industriel en Espagne
La société espagnole Nueva Pescanova a annoncé son intention d’ouvrir en 2023 la première ferme d’élevage de pieuvres au monde. Cette ferme devrait être installée à Puerto Las Palmas sur l’île de Grand Canarie et produire 3.000 tonnes de poulpes par an. Le projet de Nueva Pescanova est actuellement en attente d’approbation par le Département de l’Environnement des îles Canaries dont un porte-parole a précisé que « tous les paramètres requis seraient pris en compte » avant de se prononcer sur l’avenir de cette ferme, explique le média GEO2.
En dehors de l’Europe, des projets d’élevages sont à l’étude au Japon et au Mexique avec des cages dans l’océan et des bassins sur terre.
De graves risques environnementaux
Welfarm, conjointement avec l’AAA, met en garde le gouvernement des îles Canaries contre les graves risques environnementaux de l’installation de cette ferme à poulpes. L’entreprise aquacole Nueva Pescanova a récemment rendu publiques les informations qu’elle a fournies aux autorités dans le cadre d’une demande de permis environnemental.
La documentation a de quoi susciter les plus vives inquiétudes en raison du manque évident d’informations concernant les effets potentiels sur l’écosystème marin entourant la ferme, ainsi que sur la communauté de l’île. L’entreprise ne précise pas les méthodes et les procédés pour empêcher la filtration de substances potentiellement dangereuses dans l’effluent ou la concentration d’ammonium, de nitrite, de nitrate et de phosphore, entre autres éléments pouvant nuire à l’écosystème.
Nulle part n’est mentionnée la propagation possible de maladies dans le contexte d’une exploitation intensive. La société déclare que « dans le cas de la pieuvre, aucune pathologie pertinente n’est encore connue ». Welfarm rappelle pourtant que des études ont prouvé que les pieuvres peuvent souffrir de quelque 20 pathologies différentes, y compris être infectées par le Vibrio Cholerae (le vibrion cholérique), la bactérie à l’origine du choléra chez l’homme. Par ailleurs, Nueva Pescanova omet les risques liés aux traitements contre ces pathologies, tels que les antibiotiques et les antiparasitaires, qui peuvent contribuer à la crise mondiale croissante de la résistance aux antibiotiques.
D’autres risques environnementaux comprennent la fuite possible des pieuvres de la ferme vers l’écosystème environnant, ce qui peut générer des interactions négatives avec la faune locale, et la transmission de maladies. Cela peut également affecter les populations de poulpes sauvages, et donc affecter les pêcheurs artisanaux de la région, qui dépendent de cette espèce pour leur subsistance.
Les pieuvres, des êtres sentients3, intelligents et solitaires
Au-delà des considérations écologiques, Welfarm tient aussi à souligner que ce projet de ferme à poulpes est une aberration complète du point de vue du bien-être animal.
Pour l’Union européenne, « l’aptitude (des céphalopodes4) à éprouver de la douleur, de la souffrance, de l’angoisse et un dommage durable est scientifiquement démontrée »5. Au Royaume-Uni, depuis le 7 avril dernier, les céphalopodes sont reconnus juridiquement comme des êtres sentients après le vote définitif d’une loi par le Parlement britannique. Cette décision fait suite à un rapport de la London School of Economics (LSE)6. Au-delà de l’enjeu de la sentience des pieuvres, le rapport met en lumière l’incompatibilité de l’élevage intensif avec le bien-être des poulpes :
ꟷles pieuvres sont des animaux solitaires et territoriaux. Surpeuplement et densités d’élevage élevées peuvent aboutir à un fort mal-être qui génère un risque d’agressivité et de territorialisme pouvant entraîner des cas de cannibalisme.
ꟷLes pieuvres sont des créatures fragiles qui se blessent facilement. Leur peau est particulièrement vulnérable. Le risque de souffrances est accru par la forte probabilité de blessures dans un contexte d’élevage intensif (multiples manipulations, transport, espace réduit…).
ꟷLes pieuvres sont très curieuses et intelligentes. Le manque de stimulation cognitive en élevage empêchera de satisfaire les besoins psychologiques des pieuvres. C’est d’autant plus un problème que les pieuvres ont des capacités cognitives particulièrement développées. Elles risquent de souffrir, entre autres, de dépression, d’anorexie ou encore d’autophagie (la consommation par les animaux de leurs propres membres).
ꟷAucune méthode d’étourdissement satisfaisante pour les pieuvres avant leur abattage n’existe actuellement. La seule méthode d’abattage respectueuse disponible est la surdose anesthésique létale. Or, cette méthode est incompatible avec la commercialisation parce qu’il subsiste alors trop de résidus chimiques dans la chair pour que l’on puisse la consommer sans risque.
Les auteurs du rapport mettent également en avant d’autres obstacles à l’élevage de pieuvres en captivité : forte mortalité juvénile, stress, compréhension insuffisante de leur métabolisme et de leurs besoins nutritionnels, baisse des performances du système immunitaire, etc.
À l’aune de ces informations, il apparaît évident qu’il y a un manque de connaissances sur les besoins complexes en matière de bien-être et sur la souffrance des pieuvres élevées en captivité. Les conclusions des auteurs du rapport de la LSE sont d’ailleurs sans équivoque : «Nous sommes convaincus qu’élever des pieuvres avec un haut niveau de bien-être animal est impossible. (…) Le gouvernement pourrait considérer une interdiction de l’importation des pieuvres d’élevage. Une interdiction préventive de l’élevage des pieuvres au Royaume-Uni pourrait aussi être considérée.»
Des pratiques qui renforcent la surpêche et vont à l’encontre des orientations stratégiques de l’Union européenne
En plus des dangers auxquels les poulpes pourraient être confrontés, Welfarm souligne que le régime carnivore des pieuvres exerce une pression supplémentaire sur l’environnement, intenable dans un contexte d’élevage. L’élevage intensif est responsable d’une large partie de la surpêche dans nos océans menacés. Des centaines de milliards de poissons sauvages sont pêchés pour produire de la farine et de l’huile de poisson qui composent l’alimentation des poissons carnivores en élevage. Les élevages de pieuvre contribueront donc à augmenter ce que l’on appelle la pêche minotière : le fait de pêcher des petits poissons pélagiques pour les transformer en aliment pour les animaux carnivores élevés en aquaculture. Cela représente un gaspillage de ressources alimentaires car 90% des prises de la pêche minotière pourraient être consommées directement par des humains.
Enfin, Welfarm estime que l’élevage de pieuvres n’est pas compatible avec les orientations stratégiques pour l’aquaculture de l’Union européenne. Ces orientations encouragent la réduction de la dépendance de l’aquaculture vis-à-vis des farines et des huiles de poisson produites à partir de poissons sauvages. Elles soulignent aussi la nécessité de diversifier l’aquaculture européenne, en introduisant des espèces pour lesquelles il n’est pas nécessaire d’utiliser des farines ou des huiles de poisson.
L’interdiction est la seule voie possible
Au vu de tous ces éléments, un constat s’impose : il est urgent d’interdire le développement de tout élevage de céphalopodes à des fins commerciales. Ces élevages sont une menace pour le bien-être animal ET pour l’environnement.
La défense du bien-être animal et de l’environnement rencontre un écho toujours plus grand chez les citoyens du monde entier : ne permettons pas le développement de pratiques anachroniques qui vont à l’encontre des intérêts des animaux et des êtres humains.
1 Les mots «pieuvre» et «poulpe» désignent le même animal, un mollusque qui appartient à la famille des céphalopodes et à l’ordre des octopodes. Le poulpe a huit bras et un corps entièrement mou, à l’exception de son bec – le terme «poulpe» vient d’ailleurs du grec «polypus» qui signifie «plusieurs pieds».
3 La sentience est la capacité d’éprouver des choses subjectivement, d’avoir des expériences vécues. Elle désigne la conscience phénoménale : la capacité de vivre des expériences subjectives, des sensations. Le concept de sentience est central en éthique animale car un être sentient ressent la douleur, le plaisir et diverses émotions.
4 Les céphalopodes sont une classe de mollusques dont la tête est munie de tentacules, appelés aussi bras. Ce nom générique inclut notamment les pieuvres, calmars et seiches, et les nautiles. Environ 800 espèces vivantes sont actuellement connues.
5 Directive européenne 2010/63/UE du 22/09/2010 relative à la protection des animaux utilisés à des fins scientifiques