Depuis plusieurs semaines, de nombreux signaux font craindre un report de la révision de la législation européenne sur le bien-être animal. Pire encore, certains discours prônent un retour à des modes de production intensifs, synonymes de souffrance accrue pour les animaux d’élevage, et à contre-courant des demandes sociétales. Les raisons invoquées par les défenseurs de ces modèles productivistes sont la défense de la souveraineté alimentaire et la lutte contre la hausse des prix de l’alimentation dans un contexte inflationniste. Pour Welfarm, opposer souveraineté alimentaire et meilleure prise en compte du bien-être animal n’a pas de sens, puisque les systèmes agricoles résilients qui vont dans le sens de la souveraineté alimentaire sont mieux-disants en matière de bien-être animal.
Lors de son discours annuel sur l’état de l’Union européenne, le 13 septembre 2023, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, n’a évoqué ni le bien-être animal ni les systèmes alimentaires durables. Un mauvais signal quant au maintien de la révision de la législation sur le bien-être animal, qui devait initialement être présentée à l’automne 2023, dans le cadre la stratégie Farm to Fork (De la Ferme à l’assiette).
Des craintes confirmées quelques jours plus tard, le 26 septembre, avec la publication de l’agenda de la Commission européenne, dans lequel le bien-être animal n’est pas mentionné.
Mauvais signaux
À la suite du discours d’Ursula von der Leyen, le 13 septembre, le président du Parti populaire européen (PPE), Manfred Weber, a déclaré « produire (…) plus de nourriture, pas moins, est notre réponse pour stopper l’inflation des prix de l’alimentation ».
La veille, le ministre de l’Agriculture, Marc Fesneau, déclarait, lors de sa visite au Salon international des productions animales de Rennes (Space) : « On doit arriver à dire qu’il faut travailler sur l’entrée de gamme », notamment pour limiter les importations de viande à bas prix. « Les questions de bien-être animal ne marchent que si on trouve quelqu’un qui paie pour des produits plus chers à produire », avait-il ajouté.
Un discours bien éloigné de celui tenu par Emmanuel Macron, à l’occasion des États généraux de l’alimentation, en 2017, qui suggérait alors d’arrêter « des productions, qu’il s’agisse de la volaille ou du porc, qui ne correspondent plus à nos goûts, à nos besoins ».
On assiste donc aujourd’hui à un rétropédalage généralisé en matière de bien-être animal et de transformation des systèmes de production agricole au nom de la défense de la souveraineté alimentaire et de la lutte contre l’inflation.
Éthique et souveraineté alimentaire
Mais un retour massif vers des modèles de production intensive permet-il de répondre à ces problématiques ?
Il convient tout d’abord de revenir sur la notion de « souveraineté alimentaire », un concept développé dans les années 1990 par Via Campesina, un mouvement international qui coordonne des organisations paysannes d’Europe, d’Amérique, d’Afrique et d’Asie. La souveraineté alimentaire est définie comme un droit international qui laisse la possibilité aux populations et aux États de mettre en place les politiques agricoles les mieux adaptées à leurs populations, sans pour autant nuire aux populations des autres pays.
Souvent confondue avec le concept de sécurité alimentaire (quantité d’aliments disponibles et accès des populations à ceux-ci), la souveraineté alimentaire complète ce dernier en y apportant une dimension éthique : les répercussions sociales et environnementales des modes de production alimentaire sont prises en compte et revêtent une importance centrale.
La production intensive rend la France dépendante des importations
La souveraineté alimentaire privilégie ainsi des techniques agricoles qui favorisent l’autonomie, telles que l’agriculture biologique, l’agriculture paysanne, ou encore, en ce qui concerne l’élevage, le pâturage extensif.
À l’inverse, l’agriculture et la production animale intensives sont fortement dépendantes des importations d’engrais de synthèse et de protéines végétales pour l’alimentation animale. Selon le ministère de l’Économie et des Finances, « la France importe près d’un quart des protéines végétales destinées aux aliments d’élevage, et près de la moitié des matières riches en protéines, essentiellement sous forme de tourteaux de soja issus de pays tiers ».
Transformation nécessaire des systèmes de production et des pratiques alimentaires
Pour tendre vers la souveraineté alimentaire, assurer une alimentation durable pour les Européens, tout en préservant la biodiversité et en favorisant le bien-être animal, il convient donc d’opérer une transition profonde de notre système agricole et de nos pratiques alimentaires. Ces objectifs font partie intégrante de la stratégie Farm to Fork, dans laquelle figure la révision de la législation sur le bien-être animal.
Selon l’Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri), « un projet agroécologique fondé sur l’abandon des pesticides et des engrais de synthèse, et le redéploiement de prairies extensives (…) permettrait une prise en charge cohérente de ces enjeux ».
L’Iddri a procédé à une modélisation originale du système alimentaire européen à l’horizon 2050. Le projet TYFA (Ten years for agroecology) propose un scénario qui s’appuie sur la généralisation de l’agroécologie, l’abandon des importations de protéines végétales, l’agriculture biologique comme référence et l’adoption de régimes alimentaires plus sains. Malgré une baisse induite de la production de 35 % par rapport à 2010, pour aller notamment vers un redéploiement de l’élevage extensif sur prairies, ce scénario nourrit sainement les Européens tout en conservant une capacité d’exportation.
Les systèmes herbagers au cœur d’une production alimentaire durable
Le développement de systèmes herbagers et sur paille, mieux-disants en matière de bien-être animal (confort de couchage, réductions des mammites et des boiteries, espace interindividuel, liberté de mouvement, meilleure alimentation qui implique moins de problèmes métaboliques, etc.), est donc tout à fait compatible avec les enjeux alimentaires européens, à condition de procéder à des ajustements dans nos régimes alimentaires, déséquilibrés et trop riches en produits animaux.
Dans le scénario de l’Iddri, le régime alimentaire des Européens en 2050 comprend moins de protéines animales et davantage de protéines végétales, et la part des fruits et légumes augmente fortement. Une évolution nécessaire compte tenu des enjeux d’alimentation durable, de préservation des ressources naturelles, et de lutte contre le changement climatique.
Production VS inflation ?
En ce qui concerne l’augmentation des prix alimentaires, répondre à l’inflation par une augmentation de la production, comme le suggère le PPE, est-il une bonne idée ?
Ce type de message, destiné à éviter toute remise question d’ordre économique, ne prend pas en compte le fait que la hausse des prix consécutive à l’invasion russe de l’Ukraine est largement amplifiée par la spéculation sur les marchés boursiers, comme le souligne un décryptage publié en mai 2022 par six ONG.
Selon l’IPES-Food, un panel d’experts qui travaillent sur la transition vers des systèmes alimentaires durables, cette spéculation financière constitue le principal facteur de la flambée des prix des céréales et provoque une forte volatilité des marchés. Les prix de la viande ont donc mécaniquement suivi cette courbe haussière.
Logique simpliste
Une réponse productiviste semblable à celle proposée par le PPE avait déjà été apportée par l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) à la suite des émeutes de la faim, en 2008. Les causes structurelles de cette crise, pourtant largement documentées, avaient été ignorées. Le seul message officiel de l’organisation avait été : « Il faut augmenter la production alimentaire mondiale de 50 à 70 % d’ici à 2050 ».
Pourtant, selon une étude américaine, en quantité globale, nous produisons déjà suffisamment de nourriture au niveau mondial : l’équivalent de 5 935 calories par personne et par jour. Ce chiffre confirme que l’inflation des prix de l’alimentation est d’origine spéculative. Augmenter la production, que ce soit à l’échelle nationale ou européenne, ne réglera donc pas le problème de la flambée des prix.
Consommation de viande : moins mais mieux
Quant à la déclaration de Marc Fesneau sur l’entrée de gamme, l’association de protection animale Welfarm recommande plutôt une diminution de la quantité de produits animaux consommés (viande, lait, œufs), qui permettra d’orienter les consommateurs vers des aliments de meilleure qualité, produits de manière plus respectueuse de l’environnement et du bien-être animal.
Une vision partagée par une grande partie des Français. Selon une enquête de Harris interactive pour Réseau Action Climat, menée en mars 2023, 41 % d’entre eux affirment prendre en compte le critère du bien-être animal lors de leurs achats de viande.
La Commission doit respecter ses engagements
Concilier bien-être animal et souveraineté alimentaire est donc possible et nécessaire. La révision de la législation européenne sur le bien-être animal ne doit pas être sacrifiée sur l’autel d’une logique productiviste d’un autre âge. D’autant que plus d’une centaine d’eurodéputés réclament la présentation de ce texte, portant ainsi une demande sociétale forte.
La stratégie Farm to Fork est une occasion unique pour l’Europe de garantir des conditions durables de production en adoptant une approche systémique qui induit des changements profonds, au niveau de l’offre comme de la demande.
Welfarm souhaite que cette stratégie soit prioritaire et que la Commission européenne tienne ses promesses en présentant la révision de la législation sur le bien-être animal au Parlement européen et au conseil de l’Union européenne avant la fin de l’année.