Éleveur et producteur de fromages de chèvre depuis plus de 40 ans, Jean-Yves Ruelloux mène aujourd’hui son troupeau en lactation continue : les chèvres ne mettent bas qu’une fois dans leur vie et donnent en suite du lait toute l’année, jusqu’à douze années consécutives. Une conduite de troupeau qui préserve les chèvres de nombreux problèmes de santé et de bien-être, et dispense l’éleveur d’envoyer chaque année des chevreaux à l’abattoir.
« Au lieu de parler de production, je préfère parler de vie partagée et d’échange de services avec mes chèvres. » C’est ainsi que Jean-Yves Ruelloux, éleveur et producteur de fromages à Priziac, dans le Morbihan, définit sa façon de travailler, ou plutôt son mode de vie, son rapport au monde et au vivant.
À 67 ans, l’éleveur et producteur de fromage partage son quotidien avec 16 chèvres, et il n’y a plus de bouc à la ferme. « Je ne renouvelle plus mon troupeau, en prévision de la retraite », explique celui qui a formé environ 200 stagiaires à sa manière de travailler, depuis qu’il a été révélé au grand public par l’émission Les pieds sur terre de France Culture, en 2019.
Installé depuis le début des années 1980 sur 28 hectares en agroforesterie, Jean-Yves Ruelloux mène d’abord son troupeau « comme tout le monde » pendant une quinzaine d’années, le temps de rembourser les emprunts qu’il a contracté pour acheter le foncier.
En lactation « classique », la production laitière des chèvres est déclenchée par la naissance des chevreaux. Ces derniers naissent le plus souvent entre février et mars, après cinq mois de gestation Les chevreaux mâles sont ensuite abattus après quelques semaines d’engraissement. Une chèvre donne ensuite du lait pour une période de neuf à dix mois avant d’être tarie, pour ensuite être saillie ou inséminée à nouveau. La période de pointe pour la production de lait de chèvre se situe de mars à juillet avec un pic en avril-mai.
Pionnier de la lactation continue
Mais cette manière de travailler ne lui convient pas. Il peine notamment à transformer la totalité du lait produit par la trentaine de chèvres qu’il avait à cette période, et ne supporte plus de voir souffrir des animaux pour lesquels il a beaucoup d’affection. « J’étais épuisé physiquement par le pic de travail au printemps, moralement par les souffrances endurées par les chèvres pendant et après la mise bas, [notamment du fait de la séparation d’avec leurs petits, NDLR]. Et je ne supportais plus de voir les chevreaux partir à l’abattoir », se souvient Jean-Yves Ruelloux.
C’est alors qu’il entend parler d’un éleveur dont certaines des chèvres auraient donné du lait pendant près de quinze ans après avoir eu un seul petit. Il décide donc de tenter l’expérience en ne faisant plus systématiquement saillir toutes ses chèvres. « Comme j’avais trop de lait j’ai commencé par celles qui étaient le plus difficiles à traire », raconte-t-il.
L’éleveur se rend compte que les animaux en question continuent à donner du lait, et il arrête progressivement de faire se reproduire la totalité de son troupeau, pour arriver à zéro saillie à partir de 2005. Les chèvres de son troupeau donnent ainsi du lait pendant dix à douze ans. « Une chèvre a même donné du lait pendant quatorze ans avant de prendre une retraite bien méritée sur l’exploitation », assure Jean-Yves Ruelloux.
Il a même pu constater les cas de chèvres qui entrent en lactation sans avoir porté de petits, avec parfois de très bons niveaux de production. « L’une d’entre elles a commencé à avoir une petite mamelle à trois ans, se souvient l’éleveur. J’ai vu qu’elle était gonflée au printemps et j’ai donc essayé de la traire, elle a donné un peu de lait. J’ai recommencé la semaine suivante, puis de plus en plus souvent jusqu’à la traire deux fois par jour. C’est aujourd’hui la quatrième chèvre la plus productive du troupeau ! »
De réels atouts en matière de bien-être animal
Les avantages d’un troupeau en lactation continue sont multiples, selon l’éleveur, et particulièrement en matière de bien-être animal. « La plupart des problèmes de santé et d’inconfort rencontrés par les chèvres sont liés à la gestation et à la mise bas. Si on supprime ces deux facteurs, on n’a quasiment plus de problèmes dans le troupeau et on ne voit presque plus le vétérinaire, assure Jean-Yves Ruelloux. Et, surtout, il n’y a plus besoin d’envoyer des chevreaux à l’abattoir. »
Comme ses chèvres sont dehors toute la journée, l’éleveur rencontre toutefois des problèmes de parasitisme, qu’il gère en donnant accès à ses animaux à une alimentation la plus diversifiée possible. En plus de huit hectares de prairies, et de deux hectares en agroforesterie, il possède une pépinière forestière, traversée par un ruisseau, dans laquelle il a planté des centaines d’essences différentes au fil du temps. Noyers, cyprès, pins et séquoias y côtoient de nombreuses variétés de bambous, et c’est avec plaisir que les chèvres profitent de la manne alimentaire offerte par les sous-bois. Selon Jean-Yves Ruelloux, « les tanins contenus dans le feuillage de certaines essences, et notamment les bambous, contribuent à lutter contre les strongles digestifs ».
Un système viable à petite échelle
La pratique de la lactation continue présente aussi selon lui des avantages économiques et en matière d’organisation du travail. « En lactation continue, la production est plus linéaire, explique Jean-Yves Ruelloux. Les chèvres produisent 365 jours par an, et leur lait est plus riche. La production moyenne par chèvre se situe entre 800 et 900 litres par an. »
Une manière de travailler qui permet à l’éleveur de fabriquer ses fromages toute l’année dans un petit laboratoire attenant à la chèvrerie. Fromages qu’il vend sur deux marchés du coin, et qui lui permettent de se dégager un Smic mensuel, sans aucune aide de la PAC. « Le système est viable car j’ai remboursé tous mes emprunts et que j’ai peu de frais, précise-t-il. Ça ne peut fonctionner que pour des petits élevages, sans gros investissements. »
Penser l’élevage autrement
Un modèle à contre-courant de l’agriculture productiviste, « qui impose des troupeaux beaucoup plus grands, avec des marges plus faibles du fait d’investissements parfois colossaux », selon lui.
Une manière de travailler et de penser l’élevage qui fait des émules. En mai 2024, Jean-Yves Ruelloux a organisé des « rencontres de la lactation continue » sur son exploitation pour échanger sur la méthode. Un événement qui a réuni une cinquantaine de personnes, « dont deux vétérinaires, un anthropologue et un ethnologue », précise l’éleveur.
Il reçoit également des stagiaires toute l’année pour les former à la lactation continue en élevage caprin, mais aussi pour les bovins laitiers. Des stagiaires de tous horizons, étudiants ou en reconversion professionnelle, sensibles au bien-être animal et désireux de travailler autrement.