Plusieurs projets d’immenses élevages de saumons atlantiques en France sont actuellement à l’étude. Ces exploitations aquacoles terrestres en circuit fermé suscitent de nombreuses inquiétudes en matière de bien-être animal et d’impact environnemental.
La France, qui produit actuellement environ 400 tonnes de saumon par an, pourrait-elle devenir un acteur de poids sur ce marché ? C’est en tout cas la volonté de plusieurs entreprises qui souhaitent développer l’aquaculture en circuit fermé (RAS) dans l’Hexagone.
Plusieurs très gros projets d’élevage de saumon atlantique exclusivement en RAS sont envisagés en France, avec d’énormes tonnages de production :
- au Verdon-sur-Mer (Gironde), le projet de la société Pure Salmon prévoit de produire 10 000 tonnes de saumon par an, ce qui représente deux millions de ces poissons. A plus long terme, l’entreprise a évoqué 20 000 t lors de réunion publique. Au niveau mondial, l’entreprise affiche l’objectif d’un total de 260 000 t/an à travers six fermes dont une en France, ce qui laisse deviner une volonté de produire 40 000 t/an sur chaque ferme à long terme. ;
- à Boulogne-sur-Mer (Pas-de-Calais), Local Ocean projette un tonnage annuel de 8 500 tonnes, après avoir tablé sur 15 000 tonnes initialement. A plus long terme, l’entreprise évoque un objectif de 40 000 t/an d’ici à 2030 ;
- à Plouisy (Côtes-d’Armor), Smart Salmon prévoyait une production initiale de 10 000 tonnes pour arriver, à terme, à 20 000 tonnes par an. L’entreprise a revu ce chiffre à la baisse et évoque désormais 8 000 tonnes/an.
Tous ces projets créent la polémique, et, pour chacun d’entre eux, un collectif local d’opposition s’est créé1. En effet, la pisciculture exclusivement en RAS est un mode de production intensif qui pose de nombreux problèmes en matière de bien-être animal et d’environnement.
Welfarm se positionne contre ces trois projets et demande la création d’un moratoire interdisant la création de ce type de fermes-usines aquacoles tant que le bien-être des animaux aquatiques n’y sera pas garanti.
Nous vous exposons les raisons de cette opposition dans cet article.
L’élevage en RAS « exclusif » , qu’est-ce que c’est ?
L’acronyme RAS signifie « Recirculating Aquaculture Systems ». En français on parle aussi de systèmes recirculés ou de circuits fermés – par opposition aux circuits ouverts. Le terme « recirculation » signifie qu’une proportion plus ou moins grande de l’eau est recyclée au sein de l’élevage : l’eau qui sort du circuit est récupérée, subit divers procédés d’assainissement, puis est réinjectée dans l’élevage.
Dans beaucoup d’élevages, en France et ailleurs, la phase précoce du cycle d’élevage des poissons (écloserie et/ou pré-grossissement) est réalisée en RAS, et le reste du cycle d’élevage (grossissement) est réalisé en circuit ouvert et/ou en cage marine ou lacustre. Ce genre de mode de production hybride est assez courant depuis plusieurs décennies. Le schéma classique de l’élevage des saumons en Norvège, premier producteur mondial de ce poisson, correspond à ce mode de production : la première phase de l’élevage des saumons s’effectue en eau douce en RAS, puis après que les saumons ont achevé leur smoltification (processus physiologique d’adaptation à l’eau de mer), ils sont transférés en cages marines où se déroulera le reste du cycle d’élevage. La majeure partie du cycle d’élevage est donc réalisée en mer.
On appelle RAS « exclusif » un système dans lequel la totalité du cycle d’élevage, depuis l’écloserie jusqu’à l’atteinte du poids d’abattage, est réalisée en RAS. Selon les cas et les espèces, le cycle peut être entièrement réalisé en eau douce (ex. : truite), entièrement réalisé en eau de mer (ex. : turbots), ou commencer en eau douce et finir en eau de mer (ex. : saumons).
Recirculation d’appoint et systèmes hybrides
Certains élevages en circuits ouverts ont ponctuellement recours à la recirculation partielle de l’eau lors de brèves périodes pour faire face au manque d’eau lors des sécheresses estivales
La recirculation d’appoint peut constituer une mesure pertinente d’adaptation au réchauffement climatique. Welfarm accepte cette pratique dans la mesure où il s’agit d’un fonctionnement ponctuel utilisé pour faire face à certains risques pour la santé et le bien-être des poissons d’élevage.
Les modes de production hybrides où seule la phase précoce de l’élevage est réalisée en RAS ne sont pas forcément problématiques sur le plan du bien-être animal, bien qu’il puisse y avoir des points de vigilance. Welfarm n’y est donc pas opposée non plus.
Si l’élevage exclusivement en RAS présente quelques avantages en matière de bien-être animal, il présente également de nombreux inconvénients.
Quelques avantages…
– Biosécurité. Ce système de production piscicole offre une forte biosécurité, car la quasi-absence de contacts avec le milieu extérieur qui le caractérise permet de limiter les risques d’atteintes par les pathogènes et parasites du milieu extérieur.
– Contrôle de la qualité de l’eau. Les élevages en RAS sont dotés de nombreux équipements d’assainissement de l’eau pour permettre son recyclage. Ces élevages sont donc moins vulnérables face aux aléas, comme les pollutions de l’eau qui peuvent affecter sa qualité.
… beaucoup d’inconvénients
– Densités élevées. Les coûts de production sont tellement élevés dans les élevages exclusivement en RAS qu’il est nécessaire de les conduire à de fortes densités de peuplement pour qu’ils soient rentables. Pour cette raison les densités généralement pratiquées en RAS (allant généralement de 40-50 kg/m3 à plus de 100 kg/m3) sont considérablement plus élevées que celles pratiquées en cages marines en élevage conventionnel. Selon Lynne Sneddon, biologiste à l’Université de Gothenburg en Suède, interrogée par Reporterre, « ces densités de peuplement sont insensées. Les systèmes RAS ne devraient pas dépasser 20 kg/m3. C’est ce qui est pratiqué dans d’autres formes d’aquaculture, et essayer d’augmenter cela juste pour le profit est à mon sens contraire à l’éthique ».
– Episodes de mortalité de masse. Les systèmes d’élevage en RAS présentent des risques d’épisodes de mortalité de masse : la survie des poissons dépend du bon fonctionnement des systèmes d’assainissement et de filtration de l’eau. En cas de panne de courant ou de défaillance des systèmes de traitement de l’eau, la totalité des poissons de l’élevage peut succomber en raison d’une dégradation rapide de la qualité de l’eau. De tels accidents ont déjà eu lieu, notamment en mars 2021, dans un élevage d’Atlantic Sapphire, à Miami, où 500 000 saumons sont morts à la suite d’un dysfonctionnement du système de filtration.
– Gestion de la qualité de l’eau. Bien que la qualité de l’eau soit très contrôlée en RAS, certains paramètres physico-chimiques semblent plus difficiles à maintenir à des niveaux optimaux dans ces types d’élevage. C’est notamment le cas pour les paramètres de l’eau qui ne peuvent être améliorés que par le renouvellement de l’eau, comme le taux de nitrates.
– Gestion des antibiotiques. En cas de maladie bactérienne qui parviendrait à s’introduire dans un élevage en RAS, l’utilisation d’antibiotiques pourrait s’avérer risquée : la qualité de l’eau dans ces systèmes dépend étroitement du bon fonctionnement de biofiltres (qui abritent des colonies de bactéries). Les antibiotiques sont susceptibles de perturber l’équilibre bactérien de ces filtres ce qui mettrait la survie des poissons en danger.
– Espace. Le volume d’eau total disponible (indépendamment de la densité) est moins important et la profondeur est réduite par rapport aux cages marines.
– Lumière continue. Les élevages en RAS ont souvent tendance à détenir les poissons sous lumière continue, ou à augmenter artificiellement la durée des jours, notamment pour stimuler la prise alimentaire. Or, bien que les conséquences de cette pratique sur les saumons soient encore mal connues, il y a des raisons de soupçonner divers effets délétères sur leur développement.
Impact environnemental
Les élevages en RAS présentent quelques avantages environnementaux mis en avant par leurs promoteurs :
– prévention des échappées. Les risques d’échappée sont quasi-nuls en RAS alors qu’ils peuvent être significatifs dans d’autres systèmes d’élevage. Or, les poissons échappés d’élevages piscicoles peuvent être source de pollution génétique et/ou d’invasion biologique, ce qui constitue une menace pour la biodiversité ;
– biosécurité accrue. Les élevages RAS permettent d’éviter les échanges de pathogènes et de parasites entre poissons d’élevage et poissons sauvages. Or, l’impact négatif de ces échanges de pathogènes sur le maintien des populations de poissons sauvages est documenté ;
– maîtrise des effluents. Les élevages RAS intégral peuvent utiliser leurs équipements d’assainissement de l’eau pour retraiter l’eau avant de la rejeter dans l’environnement.
– moindre consommation d’eau par rapport aux circuits ouverts (mais pas comparé aux cages marines ou lacustres).
Ces avantages sont largement contrebalancés par la très forte consommation énergétique de ces élevages. En effet, le fonctionnement des équipements de traitement de l’eau nécessaires à la conduite des systèmes en RAS nécessite une consommation énergétique élevée et permanente, largement supérieure à celle des autres modes de production piscicole.
Consommation électrique d’une ville de 10 000 habitants
L’avis de la mission régionale d’autorité environnementale Hauts-de-France sur le projet de Pure Salmon, initialement envisagé à Boulogne-sur-Mer, cite une étude d’impact selon laquelle, « en phase opérationnelle la consommation annuelle du site en électricité est évaluée à 70,4 gigawatts heure, en grande partie pour les systèmes de recirculation d’eau des bassins ». Un chiffre comparable à la consommation électrique d’une ville de 10 000 habitants ! On est bien loin de la sobriété énergétique prônée par le Gouvernement et des efforts demandés aux citoyens.
Le traitement des effluents demande également l’utilisation d’infrastructures qui, elles aussi, consomment de l’énergie. Selon un rapport de FranceAgriMer sur la pisciculture en RAS, « traiter les effluents d’une production de 10 000 tonnes de saumons sur la seule base de l’azote et du phosphore produits, nécessite une station d’épuration dimensionnée pour 60 000 à 100 000 équivalents habitants en fonction de la capacité du système à extraire ou non les matières en suspension produites rapidement ».
Cas des projets d’élevages de saumon en RAS
Les tonnages envisagés par les projets envisagés en France sont très importants. Si ceux de Pure Salmon, Local Ocean et Smart Salmon voient le jour, la France pourrait produire 26 900 tonnes de saumon par an, et potentiellement jusqu’à 100 000 t/an à plus long terme ! À titre de comparaison, la production piscicole française, toutes espèces confondues, représentait 46 700 tonnes en 2020, selon les chiffres du ministère de l’Agriculture.
Position de Welfarm
Welfarm s’oppose à la création de nouveaux élevages piscicoles d’espèces carnivores, dont le saumon fait partie. Les raisons de cette opposition sont les suivantes :
– le recours à la pêche minotière2 pour obtenir la matière première nécessaire à la fabrication de farines et d’huiles destinées à nourrir les saumons. Ces prélèvements en mer posent des problèmes de souffrance animale (abattage sans étourdissement), d’environnement (surpêche, gaspillage de ressources…), et de justice sociale (compétition entre pêche minotière et pêche vivrière dans les pays du Sud). De plus, les dernières orientations stratégiques de la Commission européenne pour le développement de l’aquaculture durable encouragent la réduction de la dépendance de l’aquaculture européenne à la pêche minotière et la priorisation du recours à l’élevage d’espèces herbivores. Augmenter de la sorte la production piscicole française en ayant recours à des espèces carnivores est donc contraire aux orientations stratégiques de la Commission européenne ;
– les limites des aliments alternatifs formulés avec peu/pas de poisson fourrage. De plus en plus, pour des raisons de prix et d’environnement, une large part de l’alimentation des saumons d’élevage est végétalisée, ce qui pose des problèmes de bien-être pour ces carnivores stricts (ex : problèmes intestinaux liés au soja) ;
– la nécessité du recours, en RAS, à des densités excessives, pouvant dépasser les 80 kg/m3, pour atteindre la rentabilité économique, les risques d’épisodes de mortalité de masse, la difficulté d’utilisation des antibiotiques en cas de besoin et les difficultés de maintien de certains paramètres physico-chimiques de l’eau a un niveau optimal constituent des points de vigilance significatifs. Bien que le RAS présente également quelques aspects positifs en matière de bien-être des poissons, Welfarm considère que la balance bénéfice-risque penche du côté du risque dans ce domaine ;
– ces projets reviennent à mobiliser un nouveau modèle de production hyper-intensif pour passer outre les contraintes géographiques et climatiques défavorables qui limitent le développement de l’élevage de saumon atlantique en cages marines en France.
De plus, le développement d’élevages terrestres en RAS, du fait des fortes densités nécessaires à la viabilité économique de ces exploitations, pourrait freiner le développement d’une réglementation ambitieuse en matière de densité de peuplement dans les élevages piscicoles que souhaite Welfarm.
Une nouvelle tendance à encadrer
La création d’élevages en RAS est une nouvelle tendance au niveau mondial, avec beaucoup d’investissements dans des projets de ce type dans de nombreux pays. Selon le média spécialisé norvégien iLaks, en 2023, on compterait 123 projets d’élevages de saumon atlantique exclusivement en RAS à travers le monde, pour un volume de production attendu de 2,8 millions de tonnes par an ! Ce qui représente des millions de poissons entassés dans des bassins à de très fortes densités, et une consommation d’énergie ahurissante.
Étant donné la multiplication de ces projets de fermes-usines, Welfarm appelle à l’instauration d’un moratoire sur la création de nouveaux élevages piscicoles en RAS intégral ayant recours à des espèces carnivores. Une pétition est en ligne pour soutenir cette demande.
Welfarm est opposée à la création de nouveaux élevages de poissons carnivores. L’ONG souhaite en revanche que les exploitations piscicoles existantes améliorent leurs pratiques en matière de bien-être animal, et que la consommation d’espèces carnivores diminue dans les années à venir.
(1) Côtes-d’Armor : collectif Douriou Gouez – https://douriou-gouez.fr/?PagePrincipale
Hauts-de-France : collectif Non à la pisciculture intensive dans le Boulonnais – https://www.facebook.com/nonpiscicultureboulonnais/
Gironde : association Eaux secours Agissons – https://www.eauxsecoursagissons.com/
(2) La pêche dite minotière, par opposition à la pêche alimentaire, est spécialisée dans la capture d’espèces transformées en farines, en huiles par les usines de réduction. La pêche minotière se pratique avec des filets à petites mailles qui capturent de grandes quantités de poissons, principalement de petits pélagiques.